Le mot de la patronne
Sans vouloir me hisser au niveau d’Ottessa Moshfegh ou de Roxane Gay, Substack est pour elles comme pour moi une sorte de labo expérimental, qui me permet, par exemple, d’affiner ma ligne éditoriale. Je crois désormais pouvoir la résumer à : BD et misandrie. Ne dérogeons pas au cadre en nous intéressant à trois auteurs masculins qui m’ont décontenancée récemment, à différents niveaux et pour différentes raisons.
“Aidez-moi à accomplir un rêve”, ai-je lancé à ma rédaction, pas drama queen pour un sou, pour faire valider mon sujet sur Turk, un des derniers géants de la BD franco-belge, auteur avec Bob de Groot (décédé en 2023) des séries à succès “Robin Dubois”, “Clifton” et “Léonard”. J’ai été très bien accueillie par le dessinateur dans sa maison cossue de Namur, en Belgique. C’était important pour moi d’aller lui dire que la 4e de couv de “Robin Dubois” est une image imprimée dans ma rétine tant que je l’ai contemplée enfant. Il en a été touché je crois.
Ce génie du dessin doublé d’un bourreau de travail incarne l’époque où les hebdomadaires de BD cartonnaient et soumettaient les auteurs à un rythme d’enfer (comme les mangakas aujourd’hui). On faisait de la BD pour les 7 à 77 ans, des albums en 48 pages et des gags en une seule. Ce genre s’éteint doucement, même si les maisons d’édition, qui ne peuvent pas tuer la poule aux œufs d’or, prolongent avec des reprises plus ou moins heureuses (Lucky Luke, Astérix, les Schtroumpfs…). Turk, 78 ans, 56 albums de “Léonard” au compteur, commence à envisager la retraite.
Ça m’a aussi frappée de comprendre que le milieu dans lequel Turk a évolué, c’est celui de mâles blancs qui se faisaient rire entre eux (souvent avec force calembours). Je me suis soudain rappelée que la moitié des gags de “Robin Dubois” sont basés sur “ma femme est chiante, elle m’empêche de sortir”. C’est une sensation étrange de savoir qu’on s’est construite sur une œuvre, qui, d’une certaine façon, nous excluait. J’ai adoré ces BD, leur mécanique reste intacte, leur héritage important. Mais je suis très heureuse de savoir que d’autres voix existent aujourd’hui.
ACAB ou pas ACAB
“À l'intérieur”, par Mathieu Sapin, Dargaud, 160 p., 25 euros.
On adore Mathieu Sapin, et on a l’intention de continuer. On l’a vu débuter avec l’hilarant Supermurgeman, héros qui a le pouvoir inouï de triompher de ses ennemis en leur vomissant dessus. L’auteur a ensuite muté en vrai petit Tintin, traînant ses guêtres et ses crayons du côté du tournage de “Gainsbourg (vie héroïque)”, à l’Elysée ou tenant compagnie à Gérard Depardieu (celui-là n’a pas dû bien vieillir). Le voilà invité par le ministère de l’Intérieur à contempler les coulisses. On le suit de service en service de la police, si nombreux qu’ils ne peuvent être évoqués que furtivement. Et ainsi Mathieu Sapin inventa la BD Journées du patrimoine.
Sapin devrait se méfier de ses commanditaires. Le rôle de candide qu’il s’auto-attribue cadre mal en temps de polémique sur les violences policières. Pourquoi ne pas avoir donné une plus large place au discours de Camille Chaize, porte-parole qui a fini par démissionner et dire tout le mal qu’elle pense de l’institution dans ses propres Mémoires (dont Sapin a illustré la couv) ? N’est-il pas malhonnête de dénoncer la violence d’une manifestation contre la réforme des retraites sans évoquer la violence étatique à laquelle elle répond ? Quid de cette interview bien trop empathique de Gérald Darmanin ? Sapin reporter, pourquoi pas, mais peut-être que cela nécessite un sens critique qui va au-delà de quelques interrogations timorées pour savoir s’il est devenu un auteur de droite. La réponse est-elle dans la question ? Son prochain ouvrage portera sur le chantier de Notre-Dame.
“Charlotte”, aux fraises
Pour son premier hors-série, “Charlotte”, magazine co-fondé par Bastien Vivès, a choisi un excellent thème : le pastiche. On déchante assez vite devant “Les Déculottées”, parodie des “Culottées” de Pénélope Bagieu où Vivès fait le portrait d’Eva Braun, la maîtresse d’Hitler. Non seulement les blagues sur le nazisme sont d’une paresse scénaristique sans nom, mais elles impliquent une grande prudence à l’heure où le fascisme progresse partout dans le monde. Du reste, ce n’est pas faire rire qui intéresse Vivès, c’est purement et simplement avilir l’œuvre de Bagieu. Il lui prête un ton niais qui n’est pas celui du matériau d’origine. C’est nier non seulement les talents de mise en scène de la dessinatrice, mais aussi l’importance politique de sa démarche – qu’on aime ou pas. Avec “Culottées”, Bagieu a contribué à faire connaître des héroïnes invisibles mais aussi à affirmer que les histoires de femmes ont une importance. Dommage de transformer cela en bouillie décérébrée, encore plus quand cela émane d’un homme. Quand on se moque, il convient de vérifier d’où on parle. Au risque de sombrer dans la pure méchanceté.
À toutes fins utiles, rappelons que Vivès avait pété un plomb devant les BD d’Emma sur la charge mentale, manifestement insupportables à ses yeux. “J’AIMERAIS QU’UN DE SES GOSSES LA POIGNARDE ET QU’IL FASSE UNE BD SUR COMMENT IL L’A POIGNARDÉE ET QU’IL SE FASSE ENCULER À CHAQUE LIKE”, avait-il écrit sur Facebook à son sujet, avant de quitter le réseau social pour mieux la tacler dans “la Décharge mentale” (Les Requins Marteaux, 2018). Au noyau de “l’affaire Vivès”, avant que des associations de protection de l’enfance s’en saisissent, il y avait des gens qui s’insurgeaient qu’il ait droit à une exposition à Angoulême malgré ce genre de comportement et malgré ses BD phallo-centrées. Ces nouvelles planches prouvent que l’imbroglio judiciaire lui a donné peu de grain à moudre sur ce versant de son travail.
Le reste du magazine est hélas à l’avenant, avec une parodie immonde des “Peanuts” signée Morgan Navarro, dans laquelle Snoopy est un dealer qui cède des doses en échange de faveurs sexuelles. Quand est-ce qu’on rit ? J’épargnerais “les Invraisemblables aventures d’Isterix” de l’Allemand Ralf König, dans lequel trois “pédés” gaulois vont non pas taper, mais SE taper une garnison romaine. Le cas de figure est bien différent : le dessinateur gay a depuis toujours chroniqué le quotidien des couples homosexuels. D’une plume trash, certes, mais avec un vrai effet émancipateur. Pour le reste, on est face à une bande de mecs (le comité de contributeurs est à pleurer de rire, avec 11 mecs sur 12 personnes) qui se font plaisir aux dépens des femmes et des minorités. Je trouve significatif que le magazine ait choisi de reproduire, dans tout “Baston Labaffe no5 : La Ballade des baffes”, album de pastiches de Gaston Lagaffe de 1983, l’histoire de Dany, où Labaffe fout une torgnole à une femme. “Charlotte” – actuellement en difficulté avec son agrément –, le BDE de la presse.
Not All Men
Cela étant posé, permettez-moi de retourner ma veste sur la gent masculine. Alors que le réchauffement climatique, le malaise politique et la guerre s’intensifient, je lance un signal d’alerte : protect Junji Ito at all costs. Le mangaka était l’invité d’honneur de Japan Expo. On adore le contraste entre ses dessins qui montrent l’horreur la plus absolue et sa personnalité de bébé chaton. En un mème comme en cent :
J’ai eu la chance de l’interviewer pour la deuxième fois de ma vie, autour d’un questionnaire de Proust où vous apprendrez que sa madeleine est le chawanmushi (comment vivre sans cette information ?). J’ai adoré l’exposition que lui consacrait le festival, assez grande et fouillée. Cerise (putréfiée) sur le gâteau, une salle sombre forte en jumpscares. Ceci est donc votre signal pour arrêter tout et vous plonger dans l’univers de Junji Ito où les têtes enflent jusqu’à devenir montgolfières, les défunts se planquent dans les parois d’un tunnel sombre, les femmes fatales (c’est le mot) ressuscitent inlassablement et les corps humains peuvent se tordre monstrueusement sous l’emprise d’une mystérieuse spirale. Mon histoire préférée est “La Femme limace”, où une jeune fille voit sa langue se transformer en… limace, oui oui. On y trouve une des plus belles cases de l’histoire de la BD. Il y a une quinzaine d’années, alors que je ne connaissais pas la puissance des produits dérivés au Japon, je l’avais prise en photo et fait imprimer en magnet.
Début juillet, Mangetsu a sorti une nouvelle vague de parutions réjouissantes (et angoissantes bien sûr). Je recommande particulièrement “Tentation”, adapté d’un catalogue d’expo au Japon où on retrouve une interview croisée entre Ito et le créateur de jeux vidéo Hideo Kojima (excusez du peu). Mais aussi “Terroriser - la méthode Junji Ito”, à la fois autobiographie et conseils pour développer ses propres histoires horrifiques. On ne loue peut-être pas assez l’humour autodépréciatif d’Ito. Quand il évoque les moulures qu’il effectuait pendant ses études de prothésiste dentaire (métier, terrifiant évidemment, qu’il a exercé avant de se lancer dans le manga), il écrit : “Pardonnez mon manque d’humilité, mais j’étais très doué.”
“Terroriser - La méthode Junji Ito”, traduit par Vanessa Saccardo avec Anaïs Koechlin, 304 p., 21,95 euros ; “Junji Ito - Tentation”, traduit par Hervé Augé, 162 p., 29,95 euros ; “Sutures”, nouvelles de Hirokatsu Kihara et illustrations de Junji Ito, traduit par Anaïs Koechlin, 128 p., 14,95 euros. Le tout chez Mangetsu.
Télégrammes
En parlant de Japan Expo, une intéressante et franche (c’est rare) interview de Kazuhiko Torishima, qui fut l'éditeur de “Dragon Ball”, par Laetitia de Germon. On y lit par exemple : “Les mangas ont le même goût, ce sont des mangas Starbucks et McDonald's”. Une autre excellente interview, menée par Marius Chapuis, a paru dans “Libération”. Elle aborde le lien affectif entre le tantô (éditeur) et son auteur : “Je pensais toujours à [Akira Toriyama], j’avais besoin de savoir où il en était, comment il avançait”.
Mon interview de Junji Ito m’a fait connaître jusqu’en Suisse, grâce au “Temps”.
Louez Satan : Salomé Lahoche est dans le “Nouvel Obs”, print et web.
Une sélection des dernières bonnes BD. Mes choix : “Trous de mémoires”, par Nicolas Juncker (Le Lombard) ; “Sangliers”, par Lisa Blumen (L’Employé du moi) ; “Blanche”, par Maëlle Reat (Glénat) ; “L’Amourante”, par Pierre Alexandrine (Glénat) ; “Dans la tête d’un dessinateur de presse”, par Soulcié (Expé) et “Gagner sa pâtée”, par Kathy Lam (Gallimard BD).
Enfin quelque chose de positif aux States. Chris Ware sort une planche de timbres, forcément conceptuelle. Intitulée “250 years of delivering”, elle laisse imaginer un jeu de mots sur la polysémie du mot “deliver” (“livrer” mais aussi “accoucher”). En tout cas, elle peut se lire comme une BD : regardez la factrice avancer avec un chariot de
case en casetimbre en timbre... et la chute de la planche. Il n’est pas impossible non plus qu’on y trouve le passage des saisons (la végétation change) et l’histoire de la Poste américaine (avec une allusion assez directe au Pony Express).Auteur de BD surdoué, Ugo Bienvenu a parlé de son film “Arco” à “Livres Hebdo” : “Les gens nous disaient qu’il n’y avait pas d’antagonistes dans notre histoire. On leur répondait qu’il y en avait un : le monde dans lequel on vit. Il n’y a pas de plus grand antagoniste !”
George Takei, oui, de “Star Trek”, avait déjà publié “Nous étions les ennemis” (Futuropolis), BD très instructive sur l’histoire des camps d’internement pour citoyens japonais aux Etats-Unis après l’attaque de Pearl Harbor. Voilà qu’il réitère, au sujet de son coming out.
Le capitaine Haddock doit-il boire du whisky ou du cognac ? La question a fait l’objet d’une correspondance entre Hergé et des professionnels du spiritueux.
Le très beau “Tokyo, ces jours-ci” de Taiyô Matsumoto (Kana) a reçu le prix Asie de la critique ACBD.
Les salariés des Humanoïdes Associés ont appris que leur entreprise est placée en liquidation judiciaire avec une grande élégance : “Le CEO nous a annoncé la nouvelle sans explications, avant de repartir aux États-Unis”. “Métal Hurlant” et La Boîte à Bulles devraient être épargnés. Courage aux équipes.
Elle l’a fait. Une journaliste est tête d’affiche d’un festival. Bravo Lucie Servin.
So long, Jean-Christophe !
Pour avoir écouté Torishima à sa conférence de dimanche avec Toyotaro à la Japan expo, j'ai l'impression que la langue de bois, ça n'est vraiment pas son truc ; le pauvre a pris cher (et je pense que, indirectement, son responsable éditorial encore davantage).
Ce qui n'empêche pas d'être en désaccord avec certains de ses propos. Je le trouve notamment exagérément sévère avec Oda, dont le manga a certes des défauts mais qui, sur le long terme, me semble faire une oeuvre bien supérieure à Dragon ball, même si One piece lui doit évidemment beaucoup.
Il a cependant probablement raison sur le fait qu'Oda a le contrôle total de son oeuvre : avec plus de 500 millions de tomes vendus, c'est difficile de le critiquer ou de l'obliger à faire des changements.
Je connaissais pas cette revue Charlotte, ça à l'air d'être un enfer !